En 1944, dans « Penser comme une montagne », l'ingénieur forestier, chasseur et philosophe américain Aldo Leopold raconte la révélation qu'il a eu en voyant une flamme verte briller dans l’œil d'une louve agonisante, sur laquelle il venait de tirer. Il comprend alors qu'il n'a pas éliminé un nuisible, ou abattu un prédateur. Il se voit alors, lui vivant, dans les yeux d'un autre vivant, que la vie abandonne ; il comprend leur appartenance à la même communauté biotique.
Joël, chasseur contemporain et boulanger de profession, a connu la même épiphanie. Depuis, il a baissé les armes, et c'est en fin limier qu'il arpente les monts lozériens, guettant le sens du vent, à l'affût du moindre signe, jusqu'à se retrouver nez-à-nez avec un groupe de cerfs, ou quelques chevreuils, pour le pur plaisir de la rencontre. Joël pratique ce que l'on nomme le pistage animal, cet art ancestral, né de la chasse, qui consiste à lire l'invisible, à saisir les indices de présences sur un territoire : ici l'écorce d'un jeune pin blessée par les bois d'un davet ; là, des fumées de cerfs, dans ce talus, une sente de sanglier …
En marchant dans les pas de l'animal, on y lit l'histoire de sa pensée, on voit par ses yeux, on se projette dans son corps. Baptiste Morizot, philosophe spécialiste du vivant, y voit une pratique presque chamanique, car le chaman, dans les cultures amérindiennes, est « le spécialiste de la compréhension et de la négociation avec les non-humains ».
Adèle et Mathilde ont grandi dans un hameau accroché au flan d'une montagne au cœur des Cévennes. Ici, on faisait le « tuaille-cochon » en famille jusque dans les années 1980, et les enfants posaient fièrement, les abats à la main, pour les albums futurs. On sait ce que l'homme doit à l'animal quand il en consomme la viande. On sait que la forêt est habitée, que la nuit ne nous appartient pas, et que mille vies, dont les nôtres parmi toutes les autres, structurent, organisent le territoire.
En Lozère, grâce à Joël, Adèle, Mathilde, et d'autres (Benoît, le garde du Parc National, Isabelle l'éleveuse piégeuse, Baptiste, le maçon chaman, Nicole, l'anthropologue) je m'initie au pistage animal, comme forme d'éveil à l'écosensibilité, de prise de conscience d'une appartenance à une communauté biotique. Ce travail a pour titre "Les Pisteurs".